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Des lapins dans la peau

 

 

 

 

   Vous vous souvenez des phrases que nous avions lues ensemble dans le petit livre bleu topaze ? Â« A chaque être, plusieurs autresvies me semblaient dues.

Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens.

Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. Â» 

Et ces autres vies, vous vous en souvenez aussi ? Elles n’ont jamais cessées de revenir.

Elles se poursuivent, parallèlement à celle-ci, et chaque matin, nous nous réveillons dans l’une d’entre elles, alors que les autres sont en suspens.

Mais nous ne nous en souvenons pas. Les poètes s’en souviennent. Ils se souviennent d’une ou de plusieurs vies qui se déroulent parallèlement à celle-ci.

Les chansons de Pale sont les fragments retrouvés de ces vies parallèles. Elles marquent le glissement d’une réalité à l’autre, le passage d’un monde-miroir à celui-ci. Elles ont été écrites entre.

   C’est le symbole du lapin : le seuil, le passage difficile entre deux mondes. Difficile parce que dangereux : les mondes se confondent, les réalités se croisent, et les poètes en tombent en arrêt, perdent la mémoire ou la raison, entrent dans des crises d’intense désespoir.

Le lapin c’est celui qui se tient à l’intersection des vies parallèles : il est là où Â« quelque chose a changé Â». Il s’insinue entre la bouche d’un monde et la langue d’un autre. Et quand nous regardons des films comme les chansons de Pale les décrivent, nous basculons également d’une réalité à l’autre : Â« tout ce qui faisait votre vie va changer du jour au lendemain. Â» 

Et nous sommes Joe, le personnage de Charlotte Gainsbourg dans Nymphomaniac de Lars Von Trier : Â« des amants, des amants par milliers, des amants et le corps multiplié. Â» Le sexe aussi est une opération de multiplication des vies. Chaque nouvel amour, chaque« amour de l’amour Â» est comme la découverte d’une vie parallèle. Et chaque chanson est, comme cet amour, un passage aller-retour dans l’autre monde : Â« tomber, retomber pour quelqu’un qui passe, et se relever en brisant la glace. Â» Chaque chanson est le signe de notre « revenir Â» : Â« Ã  un, à deux, à trois. Â»

   Dans une autre de nos vies : c’est déjà le cinquième album de Pale. Les disques de Pale sortent comme s’ils appartenaient à un autre espace-temps : un espace-temps où ce serait aussi évident de sortir des disques que de vivre ou d’écrire – et les chansons de Pale naissent aussi spontanément que les vers sous la main du poète, sur un morceau de papier, au milieu d’une promenade, au détour d’une conversation, pendant la projection d’un film, entre un regard et un baiser.

Pale, c’est un pouls. Ce ne sont pas des chansons chantées, mais respirées. C’est un courant au rythme du battement du cÅ“ur ; toutes les chansons sont des rendez-vous sur la ligne en zigzags d’une journée qui se continue pendant la nuit, et les points traversés par un courant ; elles se tiennent toutes dans cet espace des possibles, ce moment d’exaltation intense qui nous prend Â« Ã  dix secondes d’être aimé Â».

Les chansons de Pale ne parlent presque que du moment immédiatement antérieur à l’amour, Â« avant que la terre ne tremble Â» : l’instant de bascule entre la séduction et la passion, le frisson de la découverte du désir réciproque, Â« comme pour la première fois, encore une dernière fois Â». Pourtant, une des plus belles, une de plus bouleversantes, La bouche et le baiser, parle de l’autre côté, de la face B de l’amour :« partir, c’est déjà fait ; aimer, c’est déjà fait ; la grande ambigüité, c’est de recommencer. Â»

   Remplis d’instants cinématographiques, les chansons de Pale sont comme les grains d’un chapelet et les inspirations et expirations d’une longue prière. Â« Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise, un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée. Â» : c’était la première phrase de Après le déluge, dans le petit livre bleu topaze que nous avons lu ensemble, vous vous souvenez ? Dans les poèmes de notre jeune maître, l’arc-en-ciel est le signe cryptographique (rainbow) de la fatalité de son opération poétique, le symbole de son destin – comme dans la phrase fameuse de laSaison en Enfer : Â« J’avais été damné par l’arc-en-ciel Â». La phrase du déluge annonce ce disque ; l’illumination parle de Pale. Elle nous dit que pendant le déroulement d’une apocalypse avérée qui a commencé avec le couteau placé sous la gorge de la Grèce (Cent huit milliards d’euros, sur La permission de tout oser), Pale dit sa prière à Rimbaud à travers la toile arachnéenne de tous les films et de toutes les vies que nous aurons traversés ensemble.

Parce qu’il y a au moins quatre constantes à toutes nos vies, quatre choses que nous connaissons dans ce monde comme dans les autres, quatre choses que nous avons dans la peau : les lapins, Rimbaud, vous et Pale. Nous reviendrons à nouveau.

 

 

Pacôme Thiellement

A La Surprise générale

 

Comme Alice, nous avons suivi un lapin. Nous l’avons suivi dans le terrier du monde moderne.

Nous  avons  plongé  dans  le souterrain. Nous sommes  tombés. La  chute  dura  quarante  jours  et quarante  nuits. Et  qu’avons­ nous  trouvé  en  guise  de  pays  des  merveilles  ? 

Athènes  détruite, abandonnée, humiliée. Des  traders  dans  les  tours  ;  des  psycho  killers 

dans  les  rues. Des stars toujours plus jaggeriennement vexantes ; des familles de plus en plus vampiriques et incestueuses.

Et  une solitude…  Ce  monde  était foutu. Ce  n’était  plus  que  des  ruines,  des  zones.

Mais  cette destruction définitive n’était pas que dans nos rues  et nos immeubles ;  elle  était  aussi  dans  nos cÅ“urs.

Qui appeler ?

Les  hommes marchaient  avec la fin  du monde  dans leur main  comme une canne.

La monde qu’on doit porter est lourd comme un chagrin.

C’est comme une paupière qui manque de succomber sous  le  poids  de ses  larmes,  mais  la  musique  de  Pale  nous  soutient  dans  notre épreuve.

Elle est là pour alléger notre fardeau, ou, plus exactement, transcender son poids.

Faire de cette  tâche  un  héroïsme  nouveau,  porteur  de  joie,  et  d’un  lyrisme  qui  s’extrait  de  cette  arche ensevelie comme une colombe.

Le son de Pale est plein, compact.

Il y a des guitares qui sortent de partout, qui tirent comme des snipers perdus dans les ruines, il y a

des synthétiseurs entêtants et la rythmique est implacable, mais il y a aussi une promesse.

Se faisant un chemin en serpentant entre les balles perdues,  la  voix  avance :  chuchotée,  calme,  hiératique, souveraine. 

Elle  commente  le désastre avec le calme et la compassion des anges.

Mais elle convoque également le triomphe sur la mort ici-­bas.

Pale,  c’est  une  voix  et  un  Å“il. 

Ce  n’est  pas  de  la  chanson  engagée  ; c’est  de  la  chanson contemplative sur des sujets historiques  ou politiques.

Pale,  c’est regarder des  choses très  dures avec  un  regard  très  pur,  et  murmurer  des  choses  terribles  avec  une  voix  douce. 

Lorsque  la catastrophe va arriver, on comprend que des hommes hurlent, mais quand celle­-ci est

déjà là, alors c’est inutile ; on peut tout traverser avec un calme absolu ; une sorte de sérénité blessée. Pale, c’est la musique des derniers temps, mais c’est aussi celle de la grande transition, celle de la préparation au  nouveau  cycle  historique. 

Pale,  ce  sont  les  chants  de  Dionysos,  chantés  par  les  poètes  qui traversent la nuit.

C’est le grand rassemblement des Freaks autour de la coupe dorée pendant leur cérémonie initiatique.

C’est la peau  et les paupières  peu  de temps  avant les premières lueurs de l’aube.

Et puis les yeux rouges d’avoir blanchi la nuit.

Le jour commence et Pale et nous ne faisons plus qu’un.

Nous courons dans les rues comme les lapins.

Nos yeux ne voient plus les êtres ou les choses mais ce qui se passe entre.

Nous ne voyons plus que les liens, les relations, les ponts.

Nous avons traversé l’Achéron mais nous ne sommes pas morts.

Nous avons traversé le Léthée mais nous ne sommes pas éteints.

Soyez plus calme que la Mort et vous ne goûterez point à elle.

Soyez plus pâle que les Anges et vous verrez le vrai visage du Temps.

 

 

Pacôme Thiellement

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